Le Sénégal a connu, le 6 septembre 2025, le premier remaniement du gouvernement sous le régime de Bassirou Diomaye Faye, avec notamment le départ d’Ousmane Diagne, ministre de la Justice, et de Jean-Baptiste Tine, ministre de l’Intérieur et de la Sécurité publique. Ils sont remplacés respectivement par Yassine Fall, ancienne ministre des Affaires étrangères, et l’avocat Mouhamadou Bamba Cissé, proche collaborateur du Premier ministre Ousmane Sonko.
Des critiques précises et répétées
Dès novembre 2024, Ousmane Sonko avait publiquement mis en cause son ministre de la Justice, l’accusant de manquer d’indépendance et de n’être qu’une « autorité politique ». Au même moment, il reprochait à Jean-Baptiste Tine son manque de vigilance face à des menaces sécuritaires contre ses partisans lors de la campagne électorale. En juillet 2025, la tension est montée d’un cran après le rejet, par la Cour suprême, d’un recours le concernant. Le Premier ministre a alors dénoncé une justice « instrumentalisée » et réclamé la réouverture de plusieurs dossiers sensibles. Ses proches ont également critiqué la « lenteur » de la Justice sous Ousmane Diagne, accusé de ne pas traiter certains dossiers avec célérité.Selon certains observateurs, ces prises de position s’inscrivaient dans une volonté affichée par Ousmane Sonko de « récupérer les ministères de souveraineté » que sont notamment la Justice, l’Intérieur et les Affaires étrangères, jusque-là confiés à des technocrates, afin de renforcer l’emprise politique de l’exécutif.
Une constante politique au Sénégal
Si ce remaniement suscite de vifs débats, il s’inscrit aussi dans une continuité historique selon Alioune Tine, fondateur d’Afrikajom Center. Sous Abdoulaye Wade, le ministère de l’Intérieur avait été confié à des fidèles politiques comme Ousmane Ngom, alimentant déjà les soupçons de contrôle partisan du processus électoral. Sous Macky Sall, le ministère de la Justice a souvent été dirigé par des alliés proches, accusés d’orienter la justice dans des affaires sensibles, notamment contre des opposants.La particularité du moment tient au fait que le duo Diomaye Faye–Ousmane Sonko était arrivé au pouvoir en mars 2024 en promettant une rupture et une gouvernance institutionnelle débarrassée des pratiques politiciennes. En reprenant en main l’Intérieur et la Justice, l’exécutif renoue avec une tradition sénégalaise où les ministères régaliens servent de leviers pour contrôler à la fois la sécurité, la justice et les élections.
C’est en ce sens que la nomination de Mouhamadou Bamba Cissé à l’Intérieur inquiète particulièrement Babacar Ba, président du Forum du Justiciable. Pour lui, « le ministère de l’Intérieur organise les élections. L’opposition a toujours demandé une personnalité neutre. Confier ce portefeuille à l’avocat personnel du Premier ministre est un signal préoccupant. »
Des lectures divergentes
Pour Alioune Tine, fondateur d’Afrikajom Center, ce double départ des ministres de la Justice et de l’Intérieur illustre avant tout une « quête de performance ». Selon lui, Ousmane Diagne, décrit comme indépendant, ne pouvait plus concilier ses principes avec les pressions politiques. « C’est un divorce par incompatibilité d’humeur », résume-t-il.Babacar Ba, président du Forum du justiciable, se montre en revanche très critique. À ses yeux, Ousmane Diagne « faisait correctement son travail » et son limogeage, issu d’une pression politique et militante, « crée un précédent extrêmement grave ». Il insiste : « La Justice est un pilier de la démocratie. Elle doit rester à l’abri de toute pression politique ».
S’agissant de Jean-Baptiste Tine, Babacar Ba rappelle que sa nomination incarnait une volonté de rupture longtemps affichée par le régime de Diomaye. C’était un militaire, un technocrate, qui symbolisait une certaine neutralité. « Son départ traduit un virage inquiétant », alerte-t-il.Sur la nomination de Yassine Fall au ministère de la Justice, M. Ba souligne « un passage sans éclat » aux Affaires étrangères, marqué selon lui par « des erreurs de communication », et alerte sur les risques que de telles pratiques soient « payées cash » dans un ministère aussi sensible.
Le spectre d’un parti-État
Pour le vice-président de l’ancien OFNAC, ce remaniement confirme la logique d’un parti-État en construction : « Le PASTEF a désormais récupéré pratiquement tous les ministères de souveraineté. Ce n’était pas la démarche initiale, qui consistait à confier ces postes à des technocrates. Aujourd’hui, on a basculé vers une mainmise politique qui fragilise l’équilibre institutionnel ». Ainsi, le remplacement simultané des ministres de la Justice et de l’Intérieur apparaît, pour les uns, comme une affirmation de l’autorité du Premier ministre Ousmane Sonko ; pour les autres, comme un risque de politisation des institutions et d’affaiblissement de l’État de droit.