L’adoption du nouveau Règlement intérieur de l’Assemblée nationale suscite déjà un débat, autour de la possibilité désormais ouverte d’auditionner des magistrats en exercice dans le cadre des commissions d’enquête parlementaire. Une disposition que l’honorable député Amadou Ba, du parti Pastef, présente comme « une révolution démocratique dans le respect des équilibres institutionnels ». Une lecture que ne partage pas entièrement le juge Mamadou Yakham Keïta, du Pool financier et judiciaire, qui met en garde contre les risques d’atteinte au principe de séparation des pouvoirs.
Membre de la commission ad hoc chargée de la rédaction du nouveau Règlement intérieur, le député de Pastef Amadou Ba a tenu à clarifier plusieurs points dans une tribune publiée sur sa page facebook. Réagissant aux inquiétudes exprimées par le juge Keïta dans un article intitulé « Quand le juge devient justiciable devant le Parlement », le député souligne d’emblée que « le nouveau Règlement intérieur est le fruit d’un travail collectif avec la participation de tous les groupes parlementaires », rappelant qu’il a été adopté à l’unanimité en plénière, « ce qui est exceptionnel vu le contexte politique ».
Amadou Ba défend vigoureusement l’esprit de réforme qui a guidé la révision du RIAN, et surtout les articles 53 à 58 consacrés aux commissions d’enquête : « Ces innovations sont des ruptures importantes visant à garantir la mission constitutionnelle de l’Assemblée nationale de contrôle de l’action du gouvernement », affirme-t-il.
Concernant les magistrats, le député Pastef précise que des garde-fous solides ont été intégrés : « Avant toute commission d’enquête, le Bureau de l’Assemblée saisit obligatoirement le ministre de la Justice pour vérifier toute possible interférence avec une affaire judiciaire en cours. Si le ministre confirme, la proposition est annulée sine die » (art. 54). De plus, « une commission prend fin dès l’ouverture d’une information judiciaire sur les faits qui ont motivé sa création » (art. 53).
Pour auditionner un magistrat en service, « l’autorisation du Ministre de la Justice est obligatoire », insiste-t-il, soulignant que « l’Assemblée ne peut donc ni convoquer directement un magistrat, ni user de la force publique contre lui ».
Enfin, selon lui, il ne s’agit nullement d’interférer dans le judiciaire mais de comprendre « le service public de la justice ». Il prend pour exemple la surpopulation carcérale : « Il sera impossible d’aboutir à des réformes structurantes sans auditionner les acteurs clés que sont les juges d’instruction et les procureurs ».
Pour étayer sa position, Amadou Ba invoque le droit comparé : « En France, tout le monde passe devant les commissions d’enquête, du Premier ministre au juge, jusqu’aux Tiktokeurs. Le juge Burgaud fut auditionné dans l’affaire Outreau. En Belgique, le ministre de la Justice et les magistrats ont été auditionnés dans l’affaire Dutroux. L’audition de magistrats est une banalité dans les grandes démocraties ».
Le juge Keïta appelle à la prudence
Dans une réponse mesurée mais ferme, le juge Mamadou Yakham Keïta, auteur du texte initial et « TEG TEGGI TEKKI », a tenu à exprimer sa gratitude à l’honorable député pour « sa réponse républicaine et l’attention portée à [ses] observations ». Toutefois, il ne dévie pas de ses réserves de fond.
« Le consensus ayant présidé à l’adoption du nouveau Règlement intérieur est un fait politique appréciable, mais il ne saurait, à lui seul, écarter les réserves juridiques qu’impose le principe de séparation des pouvoirs », estime-t-il.
Le premier point de vigilance, selon lui, concerne le rôle confié au ministre de la Justice, « membre de l’exécutif et supérieur hiérarchique du parquet ». Pour Keïta, « le présenter comme un rempart contre les abus d’une commission parlementaire revient à faire dépendre la protection de l’indépendance judiciaire d’un acteur politique ». Il rappelle que « dans un passé récent, cette fonction a été occupée par des responsables politiques », et ne saurait donc être considérée comme « une garantie institutionnelle en soi ».
Deuxième point de désaccord : l’exemple français. « Je maintiens que la loi française ne cite pas nommément les magistrats en exercice, et que l’évocation de l’affaire Outreau ne saurait servir d’école », écrit-il. Selon lui, l’audition du juge Burgaud fut « une exception, fortement critiquée, portant sur une affaire définitivement jugée, et n’a jamais été reproduite depuis ».
Enfin, le magistrat met en garde : « Même indirecte, même encadrée, l’exposition publique d’un magistrat en exercice devant une commission politique crée une tension symbolique inédite dans notre système ». Pour lui, ce débat mérite d’être poursuivi, « sans précipitation », car « fragiliser la justice, c’est fragiliser l’État lui-même ».